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L'artiste

« Le cheminement de Marcel Lucas est lent et précautionneux. C’est un artiste attentif au murmure de la vie intérieure et par son message, à la fois discret et chaleureux, il s’adresse à ceux qui savent faire halte, écouter, donner un peu de temps à la méditation.

A l’époque où nous vivons, rares sont les retours sur soi-même et qui nous y convie avec une douce insistance, mérite notre attention et notre sympathie. C’est le cas de Marcel Lucas. Il vit loin du bruit des villes et de la fièvre de notre temps. Il est au contact de la nature et de la vie mais, sans sacrifier jamais aux certitudes rassurantes d’un naturalisme facile, il célèbre dans une semi abstraction des fêtes discrètes et sonores, dont il est dans le même temps l’ordonnateur lucide et le spectateur enchanté. Il nous fait partager cet enchantement  en nous conduisant avec une douce fermeté parmi des paysages imaginaires où les lignes se font et se défont comme un rythme marin, où les vallonnements s’entrecroisent, où surgit parfois un vestige d’architecture. La couleur y est transparente, ténue comme une buée. C’est l’aquarelle pratiquée d’une main merveilleusement légère, porteuse de fluide, aérienne. »

Stéphane Rey
A.I.C.A. 

Introduction de « Points de repère – marcel Lucas – Propos recueillis et présentés par Albert Leroy » 1975

Hommage à l'artiste J. Mespouille 2013

Discours de José Mespouille, lors du vernissage de l'exposition "Mes chemins de Saint-Jacques" au Centre Culturel régional de Dinant, le 22 mars 2013

Mesdames, Messieurs,

C’est au nom de la Fondation Marcel Lucas, de ses administrateurs et amis que j’interviens maintenant pour vous présenter cette exposition que vous allez avoir la plaisir et le bonheur de visiter.

Une exposition exceptionnelle de Marcel Lucas, l’un des peintres aquarellistes le plus doué, le plus imaginatif, le plus spectaculaire de sa génération.

Durant près de soixante ans, cet artiste qui s’avèrera rapidement surdoué, va exprimer, dans cette discipline redoutable qu’est la peinture, sa vision très personnelle, très pertinente du monde qui l’entoure et de l’émotion qu’il ressent au plus profond de lui.

La ville avec ses bâtiments, l’architecture qui est une composition de formes vont avoir sur lui une influence considérable. Si au début, il reproduit avec application et souci du détail ce qu’il voit (qu’on se rappelle ses dessins de la région de Charleroi…) il s’éloignera vite de ce réalisme trop rigide pour s’adonner à une réflexion profonde de sa vision intérieure.

Alors naissent peu à peu les aquarelles qui ont fait et font toujours sa renommée.
A la réalité trop « photographique », il préfère l’émotion offerte par des formes articulées, les lignes enchevêtrées, les tonalités subtiles de la nature ou d’un bâtiment exceptionnel.

Son trait sûr, l’harmonie de son dessin jamais quelconque, le flamboiement des couleurs étalées avec une justesse de ton incroyable et parfaitement dosée font naître les grandes œuvres qui vont jalonner son long parcours d’artiste exceptionnel.

Sa vie, son œuvre se construisent en périodes très caractéristiques et beaucoup d’entre vous, ce soir, se souviennent de son cheminement tellement précis, tellement logique, tellement intelligent qui aboutira finalement à l’œuvre étonnante que vous découvrirez bientôt.

Des dizaines d’expositions prestigieuses dans de nombreux pays différents assoient sa renommée, étonnent et enthousiasment les critiques d’art qui ne ménagent pas leurs louanges.

Bien vite, il devient le peintre des briques. Ces briques, peintes une à une, qu’on retrouve dans toute l’œuvre de la maturité. L’arbre, lui aussi omniprésent dans chaque œuvre. Ces deux éléments sont comme une signature des grandes séries qui vont jalonner sa vie.

Qu’on se souvienne des Cathédrales somptueuses, exposées et vendues dans différents pays. Puis de La Ville, série prestigieuse vue en primeur aux Etats-Unis.
Bien sûr, ensuite, les Signes du Zodiaques, plus de quarante tableaux éblouissants, nés de lectures ésotériques et savantes.
Mais aussi, un hommage resplendissant à Antoni GAUDI, ce géant de l’architecture à qui l’on doit La Sagrada Familia, son chef d’œuvre.
Toutes ces séries, qui affirment désormais l’éminence de ce peintre à jamais célèbre, semblent préparer Marcel Lucas pour son grand œuvre que vous verrez ce soir.

Intitulée « Mes chemins de Saint-Jacques de Compostelle », cette exposition inédite propose 18 tableaux portés par le souffle du génie. Inconsciemment, sans doute, Marcel Lucas devine que cette œuvre, unique en son genre, est peut-être la dernière. Il laisse éclater ici toute son émotion ressentie sur ces chemins qui mènent à Compostelle et les traduit dans des œuvres abouties dans les moindres détails. Ici tout est beauté, calme, chatoiement des couleurs, rigueurs des constructions qui défient le temps…Il réinterprète des lieux prestigieux : Vézelay, Rocamadour, La Chaise-Dieu, Le Puy, Albi, Toulouse, Lectoure et d’autres endroits baignés par le Foi.

Marcel Lucas donne ici le spectacle de son talent le plus vigoureux qui devient, à son décès, le testament le plus abouti de toute son œuvre.

Je vous invite donc à découvrir, sans doute avec beaucoup d’émotion, cette quête de spiritualité d’un artiste sincère, éblouissant et dont le nom passera désormais à la postérité.

L'œuvre

Invitation à découvrir l’œuvre, son silence, sa rigueur évocatrice d’un monde…

La profondeur des espaces créés par Marcel Lucas, où le vivant est systématiquement absent, fait de chaque peinture une vaste réserve de silence.

Le minéral y règne en maître comme à l’aube du monde.  Les bruits de la modernité en sont exclus.  Ces univers forcent à l’humilité, invitent à l’exploration de tous les possibles sans recourir à l’explication littéraire.  Les mots sont trop imprécis, confus.  Ils séparent, ils cassent la complicité qui peut surgir entre l’auteur et le spectateur.

Marcel Lucas ne raconte pas ses peintures, il peint et c’est suffisamment parlant.

A nouveau Marcel Lucas inaugure des chemins inédits, débridant les courbes, explosant les formes, chavirant les équilibres.  Les couleurs s’affolent, les sols se dérobent, les parois s’éventrent.  Tout est sans dessus dessous.

Marcel Lucas se perd, Marcel Lucas se trouve.  Il atteint la maturité de son style.

Ses aquarelles, comme les œuvres évoquées par Malraux dans « Les voix du silence », tendent bien moins à voir le monde qu’à en créer un autre.

Trente ans de cheminement pour laisser surgir la lente et secrète élaboration de ses propres visions de l’art, pour laisser s’exprimer « sa » voie intérieure.

Lie Effel

L'aquarelle

« L’aquarelle. Pourquoi, diront d’aucuns, le choix de ce matériau ? Tout ce qui n’est pas l’huile en effet, pâtit d’un préjugé défavorable auprès du grand public persuadé, on se demande pourquoi, de la noblesse et de la prédominance de la peinture de chevalet.

Lucas n’a cure de pareilles considérations qui ne peuvent résulter que d’un manque de réflexion. Est matière noble celle qui convient ET CONVIENT SEULE au propos de l’artiste. Et c’est bien ici chez Lucas, le lieu de dire que seule une matière fluide pouvait exprimer la fluidité des choses : cette mutation permanente qu’il entend exprimer et qui, dans une forme plus linéaire, rejoint le propos des peintres taoïstes chinois préoccupés eux aussi de trouver une manière de dire le mouvement des choses, d’exprimer que la création se fait à chaque instant, que jamais rien n’est stable faute de quoi la vie ne pourrait être puisqu’elle est mouvement. »

Jacques Collard

Extrait de « Marcel Lucas ou la fusion des choses. » 1979

La technique

« Marcel Lucas n’aime pas le mot « technique » et il a raison car nous sommes ici dans l’action du poète, l’action de celui qui, au sens étymologique « fait », construit, façonne. Il aime ces moments où sa main explore, découvre, ces moments d’affrontement avec les choses simples que son le papier et l’eau, ces moments où devant une difficulté, c’est lui qui doit reculer – parce que c’est toujours plus intelligent de reculer….-

Toute cette démarche plonge ses racines dans sa formation :

Je me souviens d’un épisode significatif lors d’un cours de dessin d’observation. Je devais dessiner une barrière et le professeur m’a suggéré de dessiner les trous entre les barreaux…C’est ce que j’ai fait. J’ai regardé le trou et l’objet a disparu en quelque sorte ; on arrive ici dans la poésie parce que la chose elle-même disparaît ; ce trou peut devenir n’importe quoi, un triangle, une aile de papillon ; la poésie c’est un glissement de sens ; la chose n’a plus le sens qu’elle a habituellement, elle devient une forme qui ensuite devient une fleur…

Je me souviens avec émotion d’Elström, un de mes professeurs à Saint Luc. Il parlait comme un sculpteur : «  Les membres de l’homme que vous représentez sont comme des buses…Il ne faut pas vouloir faire quelque chose de ressemblant, il faut viser le trait juste et en faisant juste, vous serez ressemblant… »

Pierre Paul Delvaux : Marcel Lucas ou la poésie.

Extrait du catalogue Marcel Lucas édité en 2004

Les influences

« Parler des influences est difficile parce que les poncifs ne sont jamais loin et qu’il s’agit d’un rapport intime, le rapport de filiation et de compagnonnage. Nous pouvons cependant indiquer quelques territoires où la mystérieuse alchimie de la rencontre s’est produite.

Très fondamentalement, il y a le côté baroque de Marcel Lucas : « Toutes mes aquarelles deviennent au moins à partir d’un certain moment, un jeu d’espace qui me fait dire que je suis un baroque. Tiepolo par exemple perçait des plafonds. Le roman me passionne, le gothique aussi…En fait, toutes les formes d’art de l’espace me passionnent, mais je trouve dans le baroque quelque chose d’extraordinaire, c’est la perte des repères normaux, vous n’êtes plus les pieds sur la terre , vous pouvez regardez les êtres et les choses autrement. Le classique est quelqu’un qui regarde devant lui en quelque sorte, le baroque lui peut s’envoler…vous n’avez plus pied dans l’espace qu’il vous offre, vous êtes dans un espace libre. » (Interview)

Dans cette lignée, citons Le Piranes des Prisons et le Gaudi de la Sagrada ; Cette dernière rencontre sera un choc immense qui confirmera Marcel Lucas dans sa démarche.

Les peintres de la lumière vont éveiller en lui des correspondances profondes et durables. Citons, entre autres, Rembrandt, Le Caravage, La tour ou encore Rouault.

La rigueur de Cézanne enchantera notre baroque. Contre point utile pour un équilibre toujours à préserver.

Plus secrètement, quelques grandes oeuvres de Rembrandt ou Rubens touchent notre artiste au plus profond quand  - avec tel autoportrait ou encore dans le portrait d’Hélène Fourment et de ses enfants – ils parviennent à cette incandescence vibrante et discrète où l’œuvre issue de ce qu’ils vivent de plus profond se présente néanmoins comme une peinture qui ne rivalise pas avec le réel mais qui se pose à côté du réel comme une œuvre d’art.

Enfin, il y a Roublev. Ce nom en étonnera plus d’un. En réalité, la perspective pratiquée par le peintre russe inclut le spectateur dans le tableau et c’est là le rêve secret de notre peintre… »

Pierre Paul Delvaux : Les influences.

Extrait du catalogue Marcel Lucas édité en 2004

La création

Monte progressivement la nécessité d’habiter ces pages blanches du flot des images qui se tordent, s’enroulent et se déploient en trajectoires « spiralaires », introspectives et puissamment colorées.  Marcel Lucas commence toujours par un apprivoisement méthodique de la feuille retenue : du papier d’artisan, mélange de fibres végétales, soigneusement pressé.  Avec l’éponge gorgée d’eau, il imbibe la matière pour en domestiquer l’aspect buvard.  La main sûre, étale ensuite à grands coups de pinceau en poils de martre les tons de fond en régions floues, premières traces du sujet qui émerge à la conscience.  Plus tard, lorsque cet arrière-plan est sec, le porte-mines’en mêle.  Il va, vient en traits larges, rond, anguleux, ouverts ou fermés, centrés parfois en un début de perspective.  Sous les parallèles et les sécantes surgissent des esquisses de constructions.  C’est dans un coin, en haut, en bas, ou plus au centre que se densifie le tracé, lieu crucial déjà de toute la composition à venir.

Selon la structure et les articulations des formes à rendre dans la peinture, c’est la périphérie du cadre ou une zone intérieure qui se remplit d’abord, se « géométrise », se colore en nuances précises, voulues.  L’œuvre n’a pas encore de nom.  Plutôt qu’un ensemble d’idées préalablement « maturée » qui seraient traduites avec une sorte de lucidité parfaite, c’est un autre langage qui s’impose pour exprimer l’indicible et le prégnant du désir créateur.

La brique qui se contorsionne, se contracte, et se dilate à souhait étalonne les différentes régions, épouse le mouvement de la composition.  L’arbre qui surgit en un point précis ou qui germe à partir d’un angle ou de plusieurs côtés, rassemble les énergies du sujet ou les disperse judicieusement dans une aspiration vers le fond.  L’univers qui apparaît progressivement, aride et enfermant, finit toujours par exploser en une issue lumineuse, diaphane ou incandescente, échappatoire pour l’envers du décor, là où chacun donnera libre cours à ses interprétations.

Marcel Lucas interrompt régulièrement sa production pour une observation critique, un temps de ressourcement.  Prise de distance, regards multiples, réflexion, mise en veilleuse.  Tout cela est nécessaire pour revenir au travail avec plus de justesse et de détermination.  Divers éléments architecturaux sont essayés, introduits, pour ponctuer l’espace, rythmer la dynamique des lignes principales.  Dans leur forme, leur couleur et leur agencement, ils achèvent d’ « ossaturer » le tableau.  La finition se poursuit tout en nuance.  Au pinceau très fin, certains pans de couleur sont renforcés, des frontières sont affirmées pour rendre explicites les profondeurs des divers champs, les jeux de transparences, les superpositions et les entrecroisements.

Terminée et longuement regardée, l’aquarelle peut enfin être nommée.  Les appellations s’imposent comme des évidences où naissent d’avis libres, partagés, surprenants.

Françoise Lucas

Le père et l'artiste

Evocation de l'homme: le père et l'artiste; dualité riche et complexe.

Pénétrer dans l’atelier : la madeleine de Proust.

A mon père.

Je pressentais l’odeur, le silence murmurant,
Le regard aveugle à tout ce qui n’est pas l’œuvre en devenir,
La main, impatiente quand il s’agit de prendre la couleur,
Le geste suspendu, le pinceau tenu en laisse par des doigts agiles mais soumis au génie créateur….
Puis la libération du trait et de la couleur sur le papier docile.
Arrêt, recul, attente…
Regard interrogatif : l’œil gauche se ferme, le droit balaye l’espace coloré.
Le front se plisse d’un trait vertical.
Tu avances, recules, grommelles.
Et puis, le cycle recommence : la main nerveuse fouille la palette de peinture.

J’ai passé des heures à te regarder travailler.
Au retour de l’école, je m’arrêtais à la fenêtre de ton atelier ; fascinée, apeurée face à cet artiste redoutable. Tu ne me voyais pas.

J’ai vécu en sourdine, m’imprégnant de l’exigence d’harmonie et de perfection.
Toute notre vie d’enfants s’est alignée au rythme imprévisible de ta création.

Une nuit, je me suis réveillée, terrorisée : un bruit, un roulement effrayant déchirait le silence.
Je suis allée dans ton atelier. Je savais que tu y étais. Tu créais, peignais à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.
Dès que je suis entrée, l’artiste s’est métamorphosé en père attentif : « que t’arrive-t-il ma grande ? Pourquoi ne dors-tu pas ? »
Prudemment, je t’ai confié ma peur de ce bruit inexplicable. Je craignais que tu ne me prennes pas au sérieux. N’avais-je pas déjà fait un cauchemar où je me sentais écrasée par des éléphants s’asseyant sur mon lit… Vous aviez ri de ma peur pourtant si tenaillante.
Mais cette nuit-là, c’est le père aimant qui m’a réconfortée. Assis sur ta chaise à roulettes, tu as donné un grand coup de pied comme un gosse sur sa trottinette et te glissas vers moi, t’approchant, t’écartant….
J’ai reconnu le roulement insolite de la chaise. .. Nous avons ri ensemble.

Comment savoir qui on est quand on est fille d’artiste ?
Comment exprimer sa créativité sans redouter la médiocrité ?
Par la peinture ? Non, jamais ! Ce serait un sacrilège.
La musique m’a portée toute mon adolescence, mais la certitude de ne pas y exceller m’a fait perdre confiance.

L’écriture ? peut-être…
Je sens que je tiens un fil qui relie mes émotions profondes au monde.
Le fil est ténu, fragile. J’ai peur qu’il ne se casse. 

Thérèse Lucas

Libramont, le 13 juillet 2006.
Atelier « Vivre et l’écrire » de Sylvie Nys.

De la Flandre (Uit Vlaanderen)

Marcel Lucas leeft in een intense voeling met de natuur die hij in zijn werk naar zijn hand zet, kneedt en tot een eigen wereld herwerkt.

Doorheen die ingebeelde werkelijkheid leidt hij ons langs fictieve landschappen waarin lijnen mekaar kruisen, opheffen, uitvloeien in een eigen ritme waardoor als het ware vanzelf architecturale vormen ontstaan.
Zijn wereld is er een van stenen, bijwijlen minutieus uitgelijnd tot indrukwekkende kathedralen of verstedelijkte doolhoven, dan weer verwrongen bomen tekenend waarvan de gekwelde takken en indrukwekkende wortels tot een eigen sprookjeswereld openbloeien.

Hij schildert met uiterst precieze penseeltrekken, soms in felle aquarelkleuren die de kijker meezuigen in het wereldbeeld dat het zijne is.

Hiermee bekleedt hij een unieke plaats in de hedendaagse schilderkunst die zowel de rijpe kunstliefhebber als een jong publiek kan bekoren.


Renilde Draye

Hommage Marcel Lucas

Ce texte a été rédigé par Albert Leroy et lu lors des funérailles de Marcel Lucas le 6 octobre à Feschaux


Cher Marcel,

C’est au nom des centaines d’étudiants que tu as formés et des collègues avec qui tu as enseigné, pendant près de 50 ans, au régendat et à l’école normale de Malonne que je voudrais t’adresser ces quelques mots. C’est aussi en mon nom propre, puisque j’ai eu la chance d’être non seulement un de tes étudiants, mais aussi un de tes collègues.

Même s’il est téméraire de prétendre résumer en quelques mots les innombrables relations personnelles que tu as tissées avec chacun de tes étudiants, je pense que tous gardent de toi le souvenir d’un maître, au sens le plus fort du terme, celui qui maîtrise le domaine artistique auquel il s’efforce d’initier ceux qui s’adressent à lui.

Et le premier choc était rude : tu exigeais de nous que nous nous débarrassions des formules toutes faites que nous avions appris à réciter à propos des œuvres d’art, pour oser les regarder, non de manière littéraire comme tu disais, mais avec nos yeux et pour ce qu’elles sont fondamentalement : des matières, des formes, des couleurs. 
Et lorsque, un peu fatalistes, nous nous excusions auprès de toi de ne pas être doués pour le dessin, tu nous répondais avec passion : « Tout le monde sait dessiner ! A condition d’abord d’apprendre à regarder ! »
Tu nous alphabétisais, nous apprenant, par exemple, à distinguer le relief de la perspective. 
Tu nous faisais faire des expériences lumineuses pour redécouvrir par le concret ce que sont les couleurs dites primaires et leurs dérivées. 
Et aujourd’hui encore, devant un tableau, nous nous surprenons à reproduire ton clignement des yeux si caractéristique, pour distinguer les lignes de force de sa composition.

Allergique à  toute forme de verbiage sur l’art, tu fondais ton enseignement sur l’action. Ton grand local était un véritable un atelier, équipé d’authentiques tables à dessin, sur lesquelles tu nous mettais au travail. Dans le plus grand respect de chacun, tu nous incitais à ouvrir et à explorer notre propre chemin. Tu te bornais à nous accompagner de temps à autre dans cette démarche en nous offrant une réflexion, une suggestion, un discret coup de pinceau ou de crayon.

L’autorité, au sens étymologique de « qui fait croître à soi-même », que tu exerçais sur nous était sans aucun doute fondée sur le fait que ton enseignement était enraciné et constamment articulé avec ton propre travail de création. Cette quête personnelle qui était la tienne, toujours insatisfaite et sans cesse renouvelée, il t’arrivait parfois de nous en montrer des exemples et de nous dévoiler les ébauches des peintures sur lesquelles tu travaillais. Et ce contact immédiat avec une œuvre en gestation éclairait et nous rendait plus abordables les conceptions parfois surprenantes que tu défendais devant nous.

Mais cette relation, comme toutes celles qui sont bienfaisantes, était réciproque. Tu me confiais un jour : « Je dois énormément à mes élèves. Parce qu’ils m’obligent à expliquer pourquoi ; pourquoi leurs réalisations sont bonnes, ou moins bonnes. Et puis surtout parce qu’ils me questionnent et me mettent en question. Cela me force à réfléchir à ce que je fais, à ce qui constitue l’essentiel de mon acte de peindre, à en parler de la manière la plus adéquate possible, la plus proche du vécu. »

En prélude à l’année du 175e anniversaire de sa création, l’école normale de Malonne organisera, dans les mois prochains, une manifestation visant à mettre en évidence l’influence que tu as exercée sur de nombreuses générations d’enseignants du secondaire et du fondamental. Tu avais donné ton accord à cette initiative et avais assuré les organisateurs de ta présence. Mais la vie en a décidé autrement...

Tout dernièrement, au début du mois de juillet, tu avais accepté de participer aux retrouvailles des étudiants diplômés du régendat, il y 45 ans. De cette journée chaleureuse, tu nous avais voulu garder une trace, montrant par là ta passion pour toutes les formes artistiques, y compris les plus contemporaines. En effet, sur des images de ta discrète compagne de toutes les heures, Jeanne-Marie, tu as réalisé dans les jours qui ont suivi une vidéo qui constitue pour tous ceux qui étaient présents ce jour-là un souvenir précieux et un au-revoir particulièrement émouvant.

Permets-moi, cher Marcel, pour terminer, de te rendre à nouveau la parole.

 « Je voudrais raconter une de mes plus anciennes émotions visuelles, spatiales – elle est sans doute assez commune, mais elle m’a particulièrement marqué. Et elle explique sans doute pourquoi ce qui me préoccupe aujourd’hui, ce sont des phénomènes de lumière et d’espace.

Nous habitions Laeken, presque à la sortie de Bruxelles, je devais avoir quatre ou cinq ans. A cette époque, c’était vraiment la campagne, il y avait très peu de maisons. 
Derrière chez nous, il y avait une pente douce : les petits vallonnements du Brabant flamand. Eh bien, là, pour moi le ciel touchait la terre. 
Et il y avait une relation qui se faisait entre cela et ce que j’entendais dire par mes parents et par mon entourage, parlant du ciel et des gens qui étaient au ciel... 
Il n’y avait pas pour moi de différence entre les deux ciels. Ce ciel était là, il touchait la terre là-bas, à une certaine distance ; le monde s’arrêtait là. 
Et je me disais : il doit y avoir une porte, là-bas ; puisque c’est un lieu, on doit pouvoir y entrer ; je m’étais même dit que la porte devait être de la même couleur que le ciel, et que c’était pour cela qu’on ne la voyait pas. 
Je me rappelle encore qu’un jour avec mes frères, nous sommes allés nous promener par là ; je n’ai rien dit mais j’étais très ému, parce que j’allais voir le ciel, j’allais toucher cette paroi. 
Evidemment ça a été la grosse déception ; quand je suis arrivé là, il n’y avait rien, c’était plus loin. »

Cher Marcel, nous savons que tu as enfin trouvé la porte que tu avais cherchée enfant et nous sommes sûrs que, cette fois, tu n’as pas été déçu.


Albert Leroy
Feschaux, le 6 octobre 2010